La navigation et le Vinland
À notre époque, nous avons tendance à exagérer le rôle attribué aux instruments dans le passé, car nous en sommes devenus très dépendants. En particulier, la navigation moderne est tellement liée aux instruments que cette façon de fonctionner tend à fausser toute discussion sur les techniques de navigation employées dans le passé. Les chercheurs modernes qui étudient les anciennes techniques de navigation scandinaves ont donc tendance à formuler des hypothèses qui englobent un instrument de navigation précis qui, selon eux, offre la solution idéale au problème posé par ces techniques.
De plus, on semble ignorer la présence d’un paradoxe inhérent créé par l’exagération de l’importance et de l’utilité des instruments et des machines au Moyen Âge. Les sagas et les anciennes sources scandinaves démontrent clairement que l’efficacité de la technologie maritime à cette époque était, en réalité, limitée. On pourrait ajouter que si les Scandinaves de l’époque avaient possédé de bons instruments de navigation, GB [Bjarni dans « La saga des Groenlandais »] et EL [Leif dans « La saga d’Eirik le Rouge »], n’auraient jamais vécu les problèmes de navigation racontés dans les sagas, et les expéditions de GÞs [Þorstein dans « La saga des Groenlandais »] et d’EÞs [Þorstein dans « La saga d’Eirik le Rouge »] n’auraient pas échoué.
[…] Il serait judicieux d’aborder maintenant le sujet des proportions. De nombreux instruments de navigation ont été conçus entre l’époque des Scandinaves et celle de Colomb. La clé du succès se trouvait dans un seul de ces instruments : le compas. Le problème principal posé par tous les autres instruments de l’époque résidait dans le fait qu’ils fonctionnaient avec le soleil ou les étoiles. Cela supposait donc un ciel sans nuages, ce qui était loin d’être la norme dans l’Atlantique Nord à l’époque et ce qui ne l’est d’ailleurs toujours pas aujourd’hui. Pourtant, c’est lorsqu’il y a des conditions climatiques nuageuses ou brumeuses que les aides à la navigation apportent un soutien essentiel. Nous pouvons donc affirmer sans risque de nous tromper que l’importance du compas surpassait de loin celle de tous les autres instruments de navigation, et ce, jusqu’au vingtième siècle au moment où il y a eu d’importantes avancées technologiques. Nous avons également la certitude que le compas n’était pas connu en Europe avant le treizième siècle. Ainsi, ceux qui rêvent d’un quelconque compas scandinave devraient relire les sagas dont il a déjà été question dans cet article. Il est évident que ces expéditions ont été entreprises sans l’aide de compas ou de tout autre équipement similaire.
L’auteur a présenté dans un autre texte quelques instruments qui auraient pu être utilisés par les anciens Scandinaves. Ces candidatures sont présentées brièvement dans le tableau qui suit. Il est important de noter que peu d’instruments auraient été d’une réelle utilité en navigation à cause des nuits éclairées, du ciel souvent obscurci et du manque de moyens pour obtenir des mesures temporelles précises. Il y avait aussi toutes les complications inhérentes au fait d’utiliser le mouvement du soleil pour calculer la direction ou le temps.
Tableau. Liste hypothétique d’instruments de navigation scandinaves
Indice de probabilité | Indice de fonctionnalité | Commentaires | |
---|---|---|---|
Plomb de sonde | 3 | 3 | Montré dans la tapisserie de Bayeux |
Arbalète | 2 | 2 | Simple; une variation devait probablement exister |
Gnomon | 2 | 1 | Une variation devait probablement exister; difficile à utiliser en mer |
Cadran solaire | 0 | 0 | Horizon/gnomon utilisé au nord pour les mêmes fins |
Cadran de relèvement de position | 1 | 1 | Artefact candidat trouvé au Groenland |
Pierre solaire | 1 | 1 | Données importantes indiquant utilisation terrestre seulement |
Quadrant | 0 | 1 | Mentionné dans un texte de la fin du treizième siècle |
Astrolabe | 0 | 1 | Adapté pour utilisation en mer au quinzième siècle |
Pierre d’aimant | 0 | 3 | Treizième siècle en Europe; aucune indication d’utilisation comme compas |
[…] L’évaluation de l’utilité s’applique aux instruments tels qu’ils auraient été conçus à l’ère viking. Par exemple, quelqu’un de l’ère moderne qui connaît bien la science optique pourrait utiliser la calcite transparente pour créer une pierre solaire et formuler des procédures pour une utilisation maximale. Cependant, cela ne donnerait aucune information sur la façon dont les habitants du Moyen Âge l’auraient utilisée. Quoi qu’il en soit, l’information additionnelle qu’on pourrait obtenir aujourd’hui sur la pierre solaire aurait été de peu d’utilité en navigation si cette information avait été disponible à cette époque.
Le quadrant et l’astrolabe ont récemment été proposés en tant qu’instruments de navigation possiblement utilisés à l’époque par les Scandinaves. […] On connaît ces instruments depuis les débuts de l’astronomie, bien qu’ils n’étaient pas reliés à la navigation. Cependant, il est généralement convenu que de nombreux concepts et instruments de la Grèce antique se sont perdus et étaient inconnus en Europe médiévale. Le quadrant est mentionné dans un manuscrit islandais de la fin du treizième siècle, mais c’est dans un contexte général d’astronomie ancienne et cela ne prouve aucunement que cet instrument ait été utilisé dans le nord quelque trois siècles plus tôt en astronomie, et encore moins pour la navigation pour laquelle il aurait été complètement inutile. L’astrolabe a été conçu par les Arabes au Moyen Âge. Il s’agissait surtout d’un instrument utilisé en astronomie et peut-être lors de déplacements terrestres. Il n’a été adapté pour la navigation qu’à l’époque d’Henri le Navigateur, au quatorzième siècle.
La problématique de la vitesse et du temps de navigation
[…] Les distances parcourues par les voyageurs du Vinland sont généralement connues ou peuvent être déduites à partir des textes lorsque, par exemple, une maquette des endroits visités est disponible. Par contre, il est rare que la durée d’une seule expédition soit indiquée dans les textes, bien que nous ayons accès à de l’information implicite car une expédition était généralement mentionnée lorsqu’elle avait duré plus d’un été.
L’analyse des récits individuels des expéditions du Vinland révèle de l’information qui peut être sommairement résumée. Il n’y a rien dans les rapports qui puisse nous permettre de conclure que les Scandinaves naviguaient à une vitesse supérieure à celle de Colomb [...] La vitesse moyenne de navigation était fort probablement d’environ trois nœuds. Cela s’applique en fait à toutes les expéditions des sagas islandaises. […]