Paléo-esquimaux de Dorset
[...] Les esquimaux de la culture de Dorset ont pu survivre grâce au territoire qu’ils occupaient, à leurs habitudes migratoires et à leur structure sociale. Ils étaient assez nombreux pour perpétuer et transmettre leur savoir culturel de famille en famille, d’une région à l’autre, même lorsque le rendement d’une importante partie de leur territoire n’a plus suffi pour subvenir à leurs besoins. Au fil du temps, les styles d’habitation et les outils, en particulier les têtes de harpon, ont changé d’aspect, alors que les pratiques cérémoniales et spirituelles des Dorsétiens se sont largement ritualisées. Dans le Grand Nord, tout était propice à l’extinction des Paléo-esquimaux.
C’était au début d’août 1977; le soleil de minuit pointait à peine derrière les sommets des montagnes à l’horizon nord. Nous survolions la région en hélicoptère pour fins d’arpentage [...]. Comme nous effectuions un virage, mon regard s’est directement posé sur une structure de murs de pierre des plus inhabituelles; de toute évidence, il ne s’agissait pas d’un arrangement naturel de pierres. [...] Devant nous gisaient les restes de l’une des plus imposantes structures communales de la défunte culture dorsétienne jamais découverts dans l’Arctique. [...] D’autres traits surprenants du paysage rocheux consistaient en de longues rangées de pierres. [...] Durant l’hiver, nous avions souvent émis des hypothèses sur leur nature. Nous avons escaladé la pente douce d’une petite crête [...] les longs murs de pierre étaient aussi imposants que dans mon souvenir. Juste au moment où nous commencions à redescendre vers la structure, nous sommes tombés sur une longue rangée de pierres et de rochers. [...] La fonction de cette rangée était évidente. Nous avions sous les yeux une série de fours de cuisine rectangulaires, entourés d’une dalle, dont chacun était muni d’une plateforme adjacente, qui servait probablement à faire cuire la viande. [...] Pour un très long moment, nous sommes restés assis en silence, nous émerveillant de ce paysage spectaculaire qui s’offrait à nous. Les eaux indigo de la polynie [région arctique dépourvue de glace] fourmillaient d’eiders, de kakawis, de sternes et de goélands. Alors que des morses flottaient à la surface de l’eau, remplissant leurs poumons d’air avant de replonger dans les profondeurs marines à la recherche de nourriture, d’autres se reposaient en gros amas sur les banquises qui dérivaient lentement, portées par les courants de marées. Trois huards volaient à basse altitude juste au-dessus de nos têtes, poussant leur cri strident qui se répercutait sur les falaises d’un petit lac à proximité de notre campement. [...]
La nuit vibrait de sons animés : il n’est pas étonnant que les gens aient choisi cet endroit année après année comme lieu de rassemblement annuel. [...] Étant donné les ressources qu’offrent la mer libre, la faune abondante et le climat favorable, il est facile de comprendre pourquoi la polynie de Flagler Bay représentait une destination printanière aussi attrayante pour les Dorsétiens qui y ont construit de grandes habitations collectives et de longues rangées de foyers pour faire la cuisine. Quand sont-ils arrivés dans la région du détroit de Smith? Pourquoi avaient-ils migré au nord? Que leur est-il arrivé?
Jusqu’ici, nous avons découvert cinq maisons longues près de la polynie de Flagler Bay, deux au cap Faraday et nous savons qu’il y en a deux autres légèrement au nord de l’Etah, du même côté du détroit de Smith que le Groenland. Nous avons mis beaucoup de temps à dresser la cartographie des sites qui composent la polynie et particulièrement l’immense site de la Maison longue. Cette structure de 45 mètres de long était située sur un plateau assez plan [Le sol était jonché de restes d’os et de fragments d’outils faits de pierre, d’ivoire et d’os. [...]
[La structure communale du site de la Maison longue fait presque trois fois la longueur de toutes les autres structures communales que nous avons repérées sur la côte centre-est de l’île d’Ellesmere. Se pourrait-il qu’une construction aussi massive ait été entièrement recouverte de peaux? Cela semble peu probable. [...] Des fouilles ont confirmé notre première impression que l’intérieur soit divisé en une série d’arrangements de pierres en forme de demi-cercles arqués vers l’intérieur à partir des murs latéraux, possiblement l’espace occupé par chaque famille, ce qui laissait un passage plutôt étroit qui traversait la structure sur toute sa longueur. [...]
Les restes d’os nous révèlent que les sites communaux étaient utilisés durant l’été. [...] Il ne fait aucun doute que la longueur des structures variait en fonction du nombre de familles qui y vivaient. [...] Invariablement, la longueur de la structure divisée par le nombre de chacun des foyers familiaux laisse croire que chaque famille occupait un espace intérieur d’environ deux mètres de long. Le calcul nous a donné un bon aperçu du nombre de personnes réunies lors de ces assemblées annuelles : entre 20 et 120 personnes. [...]
[...] La défunte culture de Dorset est réputée pour ses magnifiques sculptures d’ivoire : de délicates figurines anatomiquement détaillées représentant presque tous les animaux de leur environnement, ces créatures dont l’esprit devait être apaisé à tout prix. […] Il n’est pas surprenant de constater que les figurines les plus communes représentent des ours polaires et des êtres humains. [...]
La plupart des sculptures ont été retrouvées à l’intérieur des structures communales ou dans leurs environs immédiats [...].
Un artéfact semblait cependant revêtir une importance capitale : la tête de harpon. [...] En tant qu’outil le plus important de la trousse du chasseur, la tête de harpon permettait de rapporter le plus de nourriture [...] l’outil utilisé pour chasser l’animal devait être traité avec grand respect. L’entrelacement des lignes gravées sur la face des têtes de harpon étaient probablement des signes de propriété, bien que nous ne puissions l’affirmer avec certitude. [...]
À travers l’Arctique, il existe une ressemblance inouïe entre les éléments de culture matérielle de la période des défunts Dorsétiens. Les sculptures impeccables, les têtes de harpon et les artéfacts lithiques sont presque identiques, peu importe l’endroit où ils ont été retrouvés, ce qui laisse prétendre une diffusion rapide et étendue. L’emplacement des installations témoignent d’une population qui s’accommodait très bien de la chasse en mer libre. Les Dorsétiens accordaient une grande valeur au rassemblement annuel qui se tenait le printemps et l’été, en des endroits où il était facile de prévoir que la chasse allait être exceptionnellement fructueuse. [...] L’assemblée annuelle était une importante occasion de socialisation, un moment fécond, propice à l’échange d’opinions, à la recherche d’un partenaire de vie et à la consolidation de l’identité culturelle. [...] D’un point de vue géographique, la population dorsétienne qui a vécu plus tard [...] a connu une expansion qu’aucun autre Paléo-esquimau n’avait atteinte auparavant : au sud, elle a été présente au Labrador, s’est étendue à l’ouest jusqu’à l’île Victoria et au nord, dans la région du bassin Kane.
[...] Les membres de la culture de Dorset étaient les derniers descendants des authentiques pionniers de l’Arctique, les derniers Paléo-esquimaux. Cette fois par contre, la disparition d’un peuple n’a pas été suivie d’une longue période de désertion humaine. Au contraire, la région du détroit de Smith est devenue le domaine des Inuits de culture Thulé, les chasseurs de baleine de l’Arctique.